I'm losing my favorite game (1)

  Mon jeu préféré, murmure-t-elle, voulez-vous jouer à mon jeu préféré?
  On troque le vous pour un tu qui tranche un peu, moins poli, moins libertin mais plus certain. Ca vous dit?

Prends-toi pour moi, quelques instants. Et moi pour qui je me prends? Attends, je vais t’expliquer. D’abord, on étouffe un peu la lumière, on n’a pas besoin de se raconter à voix haute la folie de nos grandeurs, et puis il y a la petite ivresse de la pudeur n’est-ce pas?

      

On veut jouer, on aime bien ça, on veut partir brusquement, créer de la stupeur chez ceux qui pensaient qu’on n’oserait jamais, qu’on parlait de s’en aller pour être le premier à rester. On veut faire le tour d’un monde à cloche pied, celui du pâté de maison en voilier. On veut s’envoler et devenir invisible pour de vrai, pas juste quand on se sent mal en société. On veut être l’avocat du clown, de la putain et du diablotin et chauffeur de bus aérien en même temps. On veut se faire un dessin sur le visage pour aller dîner avec les idoles et les vaches sacrées et un peu leur ressembler. On veut s’éclipser de la carte et s’ancrer dans le cosmos. On veut asticoter ceux qui ne nous ressemblent pas et étrangler d’un tour de langue ceux qui ne nous comprennent pas. On veut chanter à voix haute et mourir à voix basse dans la dernière scène du film de notre vie. On veut applaudir avec ceux qui nous auront aimé et compter leurs larmes de sincérité. On veut démasquer les oignons dans les mouchoirs, les espoirs dans l’oraison. On veut récupérer le pognon qu’on a caché et faire éclater l’ancienne identité. Empreintes digitales et mémoire globale : tout doit se renouveler. On veut partir à l’autre bout d’un monde et faire croupir son pâté de maison au fond du puits de l’ancienne vie. On veut changer de nom - en a-t-on jamais eu un? -, changer de visage - en trouver un moins obscène, moins charnel, moins périssable - trouver le juste sexe. On veut n’appartenir à aucune époque et être sans âge, on veut hurler : “sans vos marques, prêts? Partez!”

C’est mon jeu préféré, rit-elle, “I’m losing my favorite game”, chantonne-t-elle à voix basse.