"Le sublime courage des vaincus" ?

Publié le par l' impudente

Dans le bus bondé, elle voit ses yeux vitreux de très près, juste à hauteur de son nez. Peut-être que ses verres épais les rendent encore plus opaques et sans issue. Elle ne peut s’empêcher d’essayer de les scruter, elle qui d’ordinaire fuit la fixité des rétines qui se dévisagent. Il parle turc, mais il est slovaque, il maîtrise l’anglais irréprochablement et pourtant, la plupart du temps, il se tait. Il est tout blanc, on pourrait dire de lui qu’il est malade, on dirait surement ça si on l’observait assis à une terrasse de café. Assis et contemplatif. Il serait sans doute seul, il n’a pas le goût des foules amicales, il aurait surement un livre posé sur sa table à côté de son thé. Il tripoterait très certainement un stylo sans y penser - comme toutes ces choses qu’on tripote sans chercher à se les approprier. Il ne regarderait pas autour de lui les gens passer parce qu’il fait partie de ces rares personnes qui ont une capacité à se concentrer comme on se noie dans une eau claire. Le livre qu’il lirait s’appellerait « Suicide quelque chose ». Elle aurait réussi à attraper au vol le mot-clef de l’objet de son attention : suicide. Elle allumerait une cigarette pour se demander qu’est-ce qu’il y a à considérer de loin ou de près sur la question du suicide. Qu’est-ce qui dans le suicide vaut la peine d’être su au point de ne pas regarder les gens vivre et passer, au point de ne pas remarquer la présence inquisitrice de la fille d’à côté. Elle se demanderait ce qu’a fait de si majestueux le Suicide pour mériter sa lettre majuscule sur un livre très sérieux.

 


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Mais elle est dans le bus et il est sous son nez, les gens tout autour sont moites et agités et elle s’entraîne à le regarder droit dans les yeux, devinant que ça ne le met pas spécifiquement à l’aise, tandis qu’il lui explique dans un anglais limpide mais dont elle perd le fil pourquoi il va écrire une thèse de plusieurs centaines de pages sur la mort volontaire. Qu’est-ce que la volonté a à voir là-dedans, se demande-t-elle sans quitter ces verres qui s’interposent entre leurs deux regards. Bien sur elle fait semblant d’être un peu naïve, elle sait ce que c'est que le suicide. Enfin… peut-être qu’elle n’en sait rien, que comme tout le monde quand elle entend ce mot acide elle pioche dans son esprit d’autres mots comme motivations, pourquoi et désespoir.  Peut-être que sa connaissance du suicide n’irait jamais au-delà d’études statistiques et de propos académiques sur le sujet. Et peut-être que le type qu’elle dévisage sans raison valable dans ce bus bondé, lui, piétine doucement vers cette question. Non pas parce qu’il étudie avec zèle la sociologie, non pas parce que sa thèse portera ses sept lettres presque nobles S U I C I D E, non plus parce qu’il a lu Durckheim et le Mythe de Sisyphe avec une délectation existentielle, mais parce qu’il est blanc, parce qu’il est pâle, parce qu’on dirait de lui qu’il est malade. Parce qu’il ne regarde pas les gens vivre juste autour de lui, parce que quand il boit son thé, il est déjà seul et… volontaire. 

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